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Curtis


Le photographe Edward Sheriff Curtis (1868-1952) est connu pour ses clichés sépia représentant les Indiens d’Amérique du Nord au moment où leur culture tendait à disparaître sous la pression de la civilisation occidentale s’étendant vers l’ouest. Ces images à visée documentaire sont des témoignages précieux des traditions indigènes et il faut reconnaître à Curtis le fait d’avoir manifesté très tôt un intérêt pour ces cultures qui étaient considérées comme des problèmes à résoudre (sous forme d’extermination ou de circonscription dans des réserves) plutôt que comme sujets ethnologiques. Pourtant, il est clair que nombre de ces images sont des mises en scène, où le spectaculaire prend le pas sur l’exactitude scientifique, afin de représenter l’Indien sous une forme idéalisée renvoyant à un temps antérieur à la colonisation de l’Amérique. Cette position ambiguë, à mi-chemin entre la volonté d’objectivité scientifique et la mise en scène, pourrait faire de Curtis une sorte de figure tutélaire de la photographie d’exposition.

Il est admis que la photographie de vues d’exposition est à ranger du côté du document. En effet, elle enregistre une mise en scène temporaire d’œuvres d’art, de documents ou d’objets de façon à restituer avec le moins d’ambiguïté possible les relations qui se tissent entre ces éléments. Pourtant, il est intéressant d’étudier comment « l’objectivité » de ces images d’expositions est influencée par les destinataires auxquels elles s’adressent, et si, dans le cas de Curtis, le fait que ce soit le banquier J.P. Morgan qui ait financé l’ensemble de la campagne photographique a eu un effet sur la forme de ces images ? Il fallait en effet répondre à l’ambition d’affichage philanthropique autant qu’aux goûts artistiques de ce commanditaire. Il fallait aussi exalter un certain état d’esprit américain. Loin de mettre l’indépendance d’esprit de Curtis en doute, son projet ayant débuté avant sa rencontre avec J.P. Morgan, il serait approprié de s’imaginer les personnes auxquelles il pensait tandis qu’il réalisait ses images. Était-ce George Bird Grinnel, le spécialiste des Amérindiens dont la rencontre avait profondément marqué l’intérêt de Curtis pour cette culture sur le point de disparaître ? Étaient-ce les Indiens qu’il photographiait afin d’en préserver ne serait-ce qu’une image ? Était-ce J.P. Morgan ? Chaque image de Curtis peut-être perçue différemment selon qu’on l’imagine destinée à l’une ou l’autre de ces personnes.
De la même façon, on peut se demander à qui s’adresse le photographe lorsqu’il réalise les images d’une exposition et comment cela influe sur sa façon de le faire.
Pour répondre à cette question, « Le Principe Galápagos », qui se présente comme un programme d’expositions et d’événements se déroulant au Palais de Tokyo pendant la méta-exposition « Nouvelles vagues » peut être considéré comme un cas d’école.
Si ce sont bien les regardeurs qui font les tableaux ainsi que l’a noté Marcel Duchamp, ce sont bien les visiteurs qui font les expositions. Dans sa forme éclatée, « Le Principe Galápagos » s’adresse à un spectateur émancipé, disponible et cultivé capable de se libérer pour assister à tous les moments de cette exposition et de tisser des liens entre ceux-ci. Bien sûr, ce spectateur rêvé à qui s’adresse tout commissaire d’exposition n’existe pas. Du moins, il n’existe pas en dehors de la personne même du commissaire qui assistera bien aux différentes phases du projet qu’il a conçu afin de les orchestrer. Ce spectateur idéal pourrait donc être imaginé comme le reflet inversé du commissaire. A la volonté d’organisation du premier répondrait le désir de déchiffrer du second.
Pour pallier à l’absence de ce visiteur parfait, les commissaires ou l’institution mandatent un autre personnage chargé de documenter du mieux qu’il peut les différentes phases du projet. Cette documentation permettant à terme de produire un récit catalogué de l’exposition que celui qui n’a pas eu le loisir d’assister à l’ensemble du projet pourra consulter pour pallier à ses lacunes. Ce troisième personnage partage avec le spectateur idéal, le désir de déchiffrer les organisations mises en place par le commissaire d’exposition mais il ajoute à ce désir, des compétences techniques qui lui permettent d’enregistrer en toute objectivité les différents états de l’exposition sans rien en laisser hors-champ.
Cet idéal d’objectivité est ici le premier indice du caractère fictionnel des opérations de ce personnage. Comme l’a montré l’historien de l’art Remi Parcollet dans une série d’entretiens avec des photographes de vues d’exposition, il entre toujours une part de subjectivité dans la façon dont l’opérateur va documenter l’exposition. De plus, l’une des tâches de l’opérateur est de mettre en valeur son sujet quitte à prendre quelques libertés avec le réel par le truchement des cadrages, des longueurs de focales, de l’éclairage et, bien sûr, de la retouche numérique. Au final, l’exposition photographiée doit tendre vers ce qu’elle devrait objectivement être dans l’esprit de ceux qui la recevront.
En prenant pour base la théorie des ensembles, l’endroit où se déploierait cette objectivité avec son maximum d’intensité serait l’intersection de quatre cercles représentant, l’artiste, le commissaire de l’exposition, l’institution dans laquelle celle-ci se déroule et la presse censée relayer son propos. C’est à ces quatre ensembles que s’adresse le photographe de vues d’exposition même s’il s’ajoute secrètement un cinquième destinataire ’historien d’art qui, dans un futur plus ou moins lointain, s’appuiera sur ces documents pour construire de l’Histoire . En anticipant sur les attentes de ces cinq catégories, le photographe de vues d’exposition produit trois types de documents : les images-annonces, les images-discours et les images-transactions. La photographie idéale recoupant ces trois types d’images.

Images-annonces
Dans l’ordre des priorités, la presse est souvent la première servie. Dans l’absolu, les images doivent être déjà à disposition au moment où le critique ou le journaliste – autres personnages – découvrent l’exposition. Le choix qui leur sera proposé est souvent lié à la photogénie des œuvres. L’impact de l’image étant censé encourager la venue en nombre de visiteurs convaincus par l’article et ses illustrations. La vue d’œuvre ou d’installation est souvent privilégiée par rapport à la vue d’exposition dont le point de vue lointain ne donne que peu d’informations sur les œuvres présentées. Ainsi le projet de Christian Waldvogel aura plus de chance d’être proposé aux médias car il s’offre à la contemplation avec une certaine frontalité et présente différents éléments qui pointent tous vers un seul but : celui de réaliser un sténopé du soleil rendu immobile en parcourant dans un jet supersonique la surface du globe à rebours de son mouvement. L’écran sur lequel défile l’horizon basculé à quatre-vingt-dix degrés, la vitre trouée du cockpit, l’image du pilote sous la lumière rouge et le sténopé final sont autant d’indices qui permettent de reconstituer le déroulement du projet. On dira qu’il s’agit ici d’une exposition obtuse dont les différents éléments sont tous orientés de la même façon. À la différence de l’installation d’Uriel Orlow qui elle, est obvie : les éléments qui la constituent, s’ils s’ancrent dans la réalité géographique du canal de Suez, agrègent différentes anecdotes éparpillées dans le temps et le projet va en s’élargissant. Pour des raisons liées à la communication, ce sont toujours les expositions obtuses qui seront préférées aux obvies. Il est très difficile pour le photographe de lutter contre cet état des choses et de transformer par le truchement de la photographie une exposition obvie en une exposition obtuse. Tout au plus, il peut s’intéresser à la photogénie de certains détails de ces expositions. Il pourra alors produire une composition valorisante qui, si elle ne dira rien de la complexité du sujet, pourra rivaliser avec les autres images des publications dans lesquelles elle paraitra. Les images-annonces sont en quelque sorte les produits d’appel des expositions.
Bien sûr, pour obtenir des visuels de l’exposition au moment du vernissage, il faut que les photographies aient été réalisées en amont. C’est-à-dire, bien souvent, pendant les derniers jours de montage. Cela a pour conséquence un espace à photographier bien loin de ce qu’est l’exposition au moment de son ouverture. L’éclairage est parfois approximatif et les points de vues souvent définis par les outils et les personnes qui les manient qu’il convient de laisser hors-champ. Charge au photographe de faire illusion d’exposition comme le photographe de presse fait parfois illusion d’événement.

Images-discours
À travers la presse, c’est la figure du critique plutôt que celle du journaliste qui est visée. Dans l’idéal, l’usage fait de ces images sera celui d’un support pour l’activité critique : une façon de regarder l’exposition à nouveau afin d’en figer le souvenir. C’est sur ce souvenir réorganisé et consolidé par le dossier de presse que s’appuiera la rédaction du texte traitant de l’exposition. Dans cette perspective les images sont des documents parmi d’autres (communiqué, catalogue…). Elles s’articulent avec ces autres éléments pour expliquer le plus précisément possible les enjeux et les perspectives au croisement desquels se situe l’exposition. Dans leur rapport au texte, les images peuvent être utilisées comme illustrations ou comme démonstration. Si l’article a la possibilité d’en inclure plusieurs, leur enchaînement constitue un récit parallèle à celui véhiculé par le texte et il est intéressant de se demander alors en combien d’images à minima il est possible de raconter un projet ? Ainsi le projet de Maxime Bondu, un atlas cartographique qui documente à l’échelle du micron l’espace que recouvre le socle sur lequel est posé l’ouvrage, nécessite au moins deux images. Une image du socle supportant le livre et un détail des pages de celui-ci. Le projet de Laurent Montaron, qui propose un autre inachèvement au Mont Analogue de René Daumal sous la forme d’une page de livre, ne nécessite qu’une image puisque narration et documentation se recoupent exactement dans l’objet même. Autre projet lié aux mots, les Indes Noires de Gaël Grivet ont besoin d’autant d’images que d’objets présentés pour rendre compte de la complexité des liens qui se tissent entre les définitions encyclopédiques et les objets qui les incarnent. Ce ratio image/compte-rendu est toujours présent à l’esprit du photographe, il lui permet de situer sa pratique à mi-chemin du lacunaire et du confus. Si dans un article, les mots peuvent compléter les vides laissés entre deux images, au moment de la prise de vue, le photographe ne pense alors qu’en images. A travers la critique, le photographe vise aussi l’historien et sa vision téléologique des images. Ce personnage étant in fine le plus intéressé par la totalité des documents. Il pourra ainsi évaluer les différents points de vue portés sur ces derniers et montrer comment le photographe construit en images son récit de l’exposition à partir duquel le critique prélève de quoi produire lui aussi son analyse.

Images-transactions
Mais bien avant lui, l’artiste et le commissaire d’exposition sont impatients d’obtenir des images. Pour ceux-ci, l’image est un document précieux qu’ils utiliseront pour témoigner de leur pratique. Bien sûr l’artiste sera plus intéressé par la photogénie de ses œuvres tandis que le commissaire observera en premier lieu le rendu bidimensionnel des rapports qu’il avait établis entre les pièces. L’un comme l’autre seront intéressés par cette rencontre entre l’œuvre et l’institution qui se noue au travers du document. Dans le cadre des échanges symboliques auxquels prélude l’exposition, le document atteste de cette transaction dans laquelle la renommée de l’élément le plus prestigieux (qu’il soit artiste, commissaire ou institution) rejaillit sur ceux dont la reconnaissance est moindre. Pour cette raison, le photographe doit prendre soin de mettre en valeur l’architecture du lieu dans lequel l’œuvre ou l’exposition prennent place. Cet attendu implicite lie la vue d’architecture à la vue d’exposition. Il s’agit donc de rendre compte des caractéristiques d’un lieu : son espace, sa lumière, sa texture et pour ce faire, les conventions de la vue d’architecture veulent que le photographe travaille selon une certaine orthogonalité. Cette organisation de l’espace qui préserve à l’image les horizontales et les verticales offre les perspectives les plus lisibles. Il convient ensuite de supprimer les détails triviaux tels que les panneaux de sortie de secours ou les extincteurs tout en prenant soin de ne pas totalement transformer le lieu en un cube blanc impersonnel, ce que permet aujourd’hui n’importe quel logiciel de retouche. Les caractéristiques du lieu sont importantes car elles permettent de reconstituer les volumes de l’espace d’exposition et de faire la suture entre les champs et les contrechamps. Dans le cadre du « Principe Galápagos », ces images-transactions prennent un tour savoureux puisque, en plus du bâtiment, c’est l’institution elle-même qui est représentée en la personne de son directeur, M. Jean de Loisy, tenant son titre de citoyen d’honneur de la principauté de Sealand. Le jeu des échanges symboliques est ici mis en abyme au point de faire surgir un doute sur les tenants et les aboutissants de la transaction enregistrée par la photographie.
Une autre spécificité du projet est que la quasi-totalité du bâtiment est mise à contribution. La difficulté consiste alors à pouvoir produire de l’unité à partir d’occurrences dispersées dans le temps et l’espace. A la différence de la vue de spectacle qui bénéficie de l’unité de lieu que constitue le couple scène/salle, où le photographe est toujours placé face à la scène, « Le Principe Galápagos » s’est ingénié à ne jamais offrir le même rapport frontal aux décors et aux interprètes. De plus, en convoquant des œuvres qui sont elles-mêmes constituées de récits, les commissaires ont condamné le photographe à n’en capter que la surface. Il en résulte que les documents produits à l’occasion de ces expositions sont d’emblée insuffisants. Ils évoquent le photogramme d’un film qui, isolément, ne dit rien de la totalité de ce dernier. Entre l’annonce, constituée de feuilles A4 disposées sur le mur noir du sous-sol et les drapeaux de Sealand flottants au fronton du palais, il y a un écart qui ne peut se combler uniquement par un simple enregistrement photographique.

Au final, les définitions de ces différents types de documents que sont les images-annonces/discours/transactions sont assez larges puisque les attentes des personnes à qui elles sont destinées sont avant tout théoriques. Le photographe ne peut qu’imaginer ce qui est espéré de son travail au-delà des commandes précises qui lui sont faites. Mais, c’est parce qu’il imagine en partie ces demandes que son travail documentaire n’en est plus tout à fait un. Il glisse doucement vers un travail de fiction où les différents destinataires de ces images viennent à discuter entre eux. Ce sont les conversations de cet aréopage iconophile qui ne cessent de remplir l’esprit de l’opérateur tandis qu’il appuie sur le déclencheur de son appareil photo. Et, si ces échanges venaient à se fondre en une pensée, ne serait-ce pas celle de ce spectateur idéal évoqué plus haut ? Ce « North American Indian » dont l’ensemble des catalogues d’exposition publiés jusqu’à aujourd’hui pourrait constituer une forme de portrait.



Texte publié dans le catalogue de l’exposition "Le principe Galapagos", réalisée au Palais de Tokyo lors de la saison "Nouvelles Vagues" par les commissaires Maxime Bondu, Gaël Grivet, Bénédicte Le Pimpec and Émile Ouroumov.