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Aurélien Froment

Bulletin Somnambule

Dans Lipstick traces Greil Marcus, établis des rapports de loin en loin entre différents mouvements, Dada, l’Internationale Situationniste, le mouvement Punk... Il trace ainsi dans l’histoire des lignes de forces entre des évènements qui, en se reflétant les uns les autres, dessinent les contours d’une histoire souterraine du siècle passé. Cette manière de fixer un cadre subjectif pour connecter différents éléments pourrait en partie expliquer la façon de procéder d’Aurélien Froment dont l’ensemble des pièces présente de prime abord une certaine hétérogénéité. En effet, s’il est difficile d’établir d’emblée une relation entre des objets aussi divers qu’un bateau sur une montagne, un jeu de construction, une collection de titres de livres, un projet de tatouage, des trajets en voiture, la visite guidée d’une utopie concrète… il n’en demeure pas moins que des relations existent et structurent cet ensemble.

Circulant au sein de celui-ci, le cinéma offre avec une certaine évidence un accès à quelques pièces. Ainsi, en 2000, c’est la bande son du premier film de Steven Spielberg [1] qui a servi lors de la performance intitulée Duel. Pour celle-ci, Aurélien Froment et Patrice Gaillard ont invité des spectateurs à prendre place sur la banquette arrière de leur voiture pour une ballade aux alentours immédiats de Nantes. Cette séance d’écoute en forme de trajet était ponctuée d’extraits sonores du téléfilm éponyme qui met aux prises un automobiliste avec son imagination et/ou un conducteur de poids lourd psychopathe. De même, la performance qui a réuni deux équipes de football dans un grand stade, pour une partie avec un ballon invisible était une réactualisation de la partie de tennis de Blow-up, la durée en plus. Enfin, il est difficile de ne pas reconnaître dans cette maquette de bateau échoué sur une colline le motif central du film Fitzcarraldo, surtout quand la pièce s’intitule Werner Herzog ! Mais, à l’image de l’agenda de 2030 [2] qui accompagnait la maquette, cet objet joue sur des allers-retours temporels troublants. Produit pour annoncer un projet de film sur Arcosanti, le plan relief joue ici d’un découplement entre sa fonction et sa forme. En effet, rien dans son aspect ne relie, sinon métaphoriquement, ce modèle réduit au projet architectural de Paolo Soleri dans le désert d’Arizona, mais sa fonction de prototype miniature est tout aussi contredite par le fait qu’elle vient à posteriori du film d’Herzog .En résumé, la maquette n’annonce pas ce qu’elle représente, mais ne représente pas ce qu’elle annonce. Pourtant, il y a effectivement des rapports entre le projet de construire un opéra dans la jungle qui est le sujet de Fitzcarraldo et le fait de construire une cité dans le désert comme le désire Paolo Soleri [3]. On pourrait même inscrire ces quatre termes dans un carré sémiotique — le désert et la jungle (en tant que non-désert) d’un côté, et ville et bâtiment (en tant que non-ville) de l’autre — et voir ce qu’ils génèrent en terme de concepts. Ce chiasme où se superposent le pré- du projet et le post- de la dépiction produit des effets de temps qui ne sont pas sans rappeler ceux que le cinéma produit par le montage.
D’ailleurs, le septième art peut aussi servir de lexique formel pour certaines pièces. Dans le film sur Arcosanti, après avoir longtemps réfléchi sur la solution formelle à apporter pour représenter ce projet qui s’étend déjà sur une trentaine d’années, c’est finalement la rencontre conjointe de Roger Tomalty, véritable archive vivante du chantier arcologique [4], et d’un souvenir du film Theodor Hierneis ou le cuisinier de Ludwig [5] qui va permettre à Aurélien Froment de trouver la forme de cette vidéo intitulée The Apse, the Bell and the Antelope (2005). À la manière de Syberberg qui suit le cuisinier de Louis II de Bavière dans les palais et les résidences du roi, le film sur Arcosanti procède d’un découpage du site en plusieurs plans au travers desquels un personnage de guide circule et dresse, par petites touches, un portrait de la cité solerienne. Ainsi, en une trentaine de minutes, différents points géographiques appartenant à diverses strates temporelles sont reliés pour former un récit qui réunit à la fois l’histoire et l’avenir du lieu et surmonte ainsi le paradoxe d’une vision rétrospective du projet en cours.
Travail de longue haleine, le film a entraîné dans sa réalisation la production de plusieurs pièces connexes dont une bibliothèque rassemblant 44 livres unis par leurs titres. « De L’île à hélice à Ellis Island » est un enchaînement de livres sur le mode du marabout, bout de ficelle… lié à l’histoire personnelle de Paolo Soleri par la référence combinée du titre : L’île à hélice de Jules Verne pour le paquebot à bord duquel l’architecte l’italien a émigré aux USA dans l’après guerre ; et Ellis Island de Georges Perec, qui prend comme sujet cette île où Soleri, comme tout immigrant à l’époque, a été tenu de séjourner dans l’attente d’un visa américain [6]. Principe de montage et de navigation qui associe hasard et détermination, différence et répétition, relire et relier, le marabout assemble Island of Silence, Le silence des glaces, La glace à quatre faces, Face aux feux du soleil… jusqu’à De l’autre côté de l’Ile. Bien sûr, la bibliothèque fonctionne comme élément classificateur [7], mais chaque titre développe en lui-même un potentiel expressif capable d’accrocher l’imagination. On en voudrait pour preuve la pièce intitulée Island of silence (2006) qui représente à l’intérieur d’une niche encastrée dans le mur un iceberg dont seule une petite partie émerge, tandis que le gros de la masse s’enfonce dans des profondeurs bleutées. Cette pièce qui trouve son origine dans le premier titre de la bibliothèque témoigne à sa manière des possibles ressources figuratives de cette collection d’ouvrages hétéroclites. Ces trois dernières pièces ont par ailleurs été réunies lors d’une exposition intitulée A Hole in the life à la galerie STORE à Londres (2006). Dans cet espace un wall painting illusionniste [8] imitant la clarté pénétrant à travers la vitrine unifiait la surface d’accrochage — un seul mur — et la séparait du reste de l’espace de la galerie, comme deux espaces non raccords, l’un étant touché par une lumière fictive et pas l’autre. Dans un dégradé du blanc au vert sombre puis au noir, la peinture murale mettait ainsi en relation les pièces exposées sur une même surface, comme une sorte de milieu conducteur. Hasard objectif : une page déchirée d’un livre et collée sur la vitrine annonçait le titre de chaque œuvre [9]. Avec le cinéma, le livre est l’autre pôle duquel rayonnent les recherches d’Aurélien Froment. Mais ici, le récit compte moins que l’objet qui le contient et c’est souvent en tant qu’image que le livre est convoqué. Ainsi, dans Croisière sans escale (2000), trois personnes dans une salle effectuaient une lecture silencieuse du même ouvrage pendant toute une journée. Cette manière de convoquer des objets ayant un contenu narratif et renfermant par conséquent un récit en puissance, revient de façon suffisamment fréquente pour que l’on puisse parler de potentialité narrative de la référence. Le jeu de construction inspiré des modèles pédagogiques de Friedrich Frœbel en est un bon exemple. En reproduisant approximativement les éléments en bois du système pédagogique inventé par cet éducateur allemand mort en 1852, pour les mettre à disposition du public dans un lieu d’exposition, la pièce Debuilding (2001) fonctionne à plusieurs niveaux. Apparemment, c’est une succession de constructions et de destructions, qu’Aurélien Froment archive à la manière d’un Robert Smithson, mais lorsque l’on sait que Paul Klee, Joseph Albers, Le Corbusier ou encore Franck Lloyd Wright ont été des enfants de la méthode pédagogique Frœbel, Debuilding invite dans un second temps à une relecture de l’histoire du modernisme. L ‘Histoire est-elle simplement une affaire d’événements qui laissent derrière eux ces choses qu’on peut peser et mesurer (…) ou n’est elle pas, aussi, le résultat de moments qui semblent ne rien laisser derrière eux, rien excepté le mystère de connections spectrales entre des gens très éloignés dans l’espace et dans le temps, mais parlant, en quelque sorte, le même langage [10] ? se demande Greil Marcus dans l’introduction de Lipstick Traces. Répondant à cette interrogation, la pièce intitulée Inventaire de succession (2006) centrée autour du personnage d’Irma Vep alias Juliette Berthaud alias Musidora alias Jeanne Roque est assez caractéristique de ces glissements métonymiques qui forment comme des trous de ver [11]. Ces connexions spatio-temporelles sont connues sous le nom de ponts d’EisteinRosen. dans le temps historique. Dans cet assemblage d’images sur plusieurs plans, le passage d’un personnage à un autre se fait par le biais de l’homonymie distribuée autour de l’axe constitué par les différents pseudonymes qu’endosse la principale interprète du film Les Vampires [12], dans lequel officie Irma Vep. de Louis Feuillade. À nouveau, le nom de cette femme fatale du cinéma populaire qui a durablement marqué l’esprit de son temps, crée au sein d’une même composition un réseau anachronique de personnages féminins. Ces liaisons souterraines qui viennent relier des évènements disparates qui, comme de longs échos qui de loin se confondent, soulignent dans le travail d’Aurélien Froment un usage poétique de la référence. Peu d’éléments suffisent à déjouer les effets d’autorité afin que chaque source génère ses correspondances et les effets de sens qui en découlent.
Sur un autre mode de correspondance, épistolaire cette fois-ci, De toute personne réelle, vivante ou morte est une installation composée de 50 petites boîtes de carton contenant chacune 300 exemplaires d’une paire d’images échangées avec l’artiste Ryan Gander. Cette collection de 100 cartes postales différentes réalisées à partir d’images que les artistes avaient collectées en vue des les réunir pour l’exposition [13] était disposée sur un parquet de 50 m2 réalisé en réutilisant les modules pédagogiques de Frœbel. Ce qui semble réunir ces différentes catégories d’images (reproductions d’œuvres, objets, scènes de rue…) est un principe d’associations libres à l’œuvre dans les pratiques des deux artistes [14].
Cette attention démocratique [15] explique peut-être l’apparition de la figure d’Aby Warburg dans certains travaux d’Aurélien Froment. En effet, pour cet historien de l’art dont les méthodes de recherche ont bouleversé la manière de penser cette discipline au siècle dernier, tout type de représentation était signifiant lorsqu’il s’agissait d’établir la preuve de survivances et de circulations des formes à travers le temps et l’espace. Ainsi, un petit dessin inspiré d’une photographie de Warburg chez les indiens Hopis, montre Roger Tomalty sous les traits de l’historien au côté d’un indien dont me dos est orné d’un tatouage est un plan d’Arcosanti (The Return of the Cliff-Dwellers). Ce tatouage était d’ailleurs le sujet d’une pièce textuelle pour le catalogue publiée dans le journal du Centre national de la photographie à l’occasion de l’exposition Pale Fire (2003). Dans ce texte, Aurélien Froment, mettait en scène un projet de tatouage dont le motif était le plan d’Arcosanti. Mais Pale Fire est aussi un roman de Nabokov, dont Philippe Thomas avait repris le titre traduit en français en le mettant au pluriel pour son exposition au CAPC de Bordeaux en 1990 et dont le catalogue a servi pour Une pièce à conviction (2006). L’ouvrage, dont la couverture orange a été exposée au soleil et à la Lune et qui révèle depuis lors, l’ombre projetée d’une ferronnerie de balcon, est protégé d’autres révélations à l’intérieur d’une boîte noire.
Ainsi, ce jeu du Marabout se prolonge dans toutes l’œuvre d’Aurélien Froment et il est toujours possible de prendre une pièce comme point de départ et de la relier par différents degrés de séparation [16] à une autre pièce.

En résidence au Point Ephémère, Aurélien Froment travaille actuellement à l’édition d’un manuel de projection cinématographique. Ce livre, uniquement constitué d’images, en noir et blanc, montre toutes les étapes qui se succèdent de l’arrivée des bobines en cabine jusqu’à la projection du film. Aurélien y joue son propre rôle puisqu’il est aussi projectionniste. Un autre film, intitulé Molly, est en préparation et prolonge les liens de son travail avec le film Fitzcarraldo. Enfin, un travail sur l’œuvre de Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland vient prolonger des réflexions sur le montage. Chaque pièce supplémentaire, plutôt que de pointer une direction que prendrait le travail, vise une étendue, un nouvel horizon ; en augmentant ainsi sa surface, cet ensemble s’offre la possibilité de nouvelles ramifications entre les pièces insulaires qui le constituent. Emblématique de cette démarche, La fin des films (2000), ensemble de cartes distribuées à l’entrée de la séance sur lesquelles était racontée la fin du film, souligne qu’une fois la destination connue, il demeure toujours le plaisir de cheminer.

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[1Duel, téléfilm de Steven Spielberg, 1971 ; musique de Billy Goldenberg

[2Dans cet agenda est glissée une image d’Arcosanti qui avait été publiée dans un ancien numéro d’Architecture d’Aujourd’hui.

[3Paolo Soleri est un architecte d’origine italienne né en 1919 qui construit depuis 1970 une ville du futur batie selon des principes écologiques, en plein désert d’Arizona (Cordes Junction).

[4L’arcologie est un néologisme de l’architecte Paolo Soleri qui associe architecture et écologie.

[5Theodor Hierneis oder : Wie man ein Ehemaliger Hofkoch wird, 1974 de Hans Jürgen Syberberg

[6Pour Aurélien Froment, ça pourrait être le « montage » de ces deux expériences qui a fait germer l’idée d’arcologie dans l’esprit de Soleri : la circulation tridimensionnelle à bord du paquebot et l’hyper densité des buildings de Manhattan observés depuis la cellule d’Ellis Island.

[7Voir Georges Perec, « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres » in Penser/Classer, Paris Hachette, 1985. Aurélien Froment a, en outre, ajouté un lexique qui montre les chemins empruntés et les impasses rencontrées lors de la création de cette pièce (De L’île à hélice à Ellis Island, Index, Antwerpen, deSingel, 2007).

[8Intitulé Between the Dome Area at the Sir John Soane’s Museum and the East Galleries in the Wallace and an Edwardian Room at the Geffrye Museum.

[9A Page Torn out of a Book, Impression sur Papier, 15x21 cm, 2006.

[10Greil Marcus, Lipstick traces, ed. Allia, 3e édition, 2000.

[11Dans la théorie de la relativité générale, les trous de ver sont des passages qui connectent deux points distincts de l’univers.

[12Les Vampires (1915-1916) est une série de 10 films contant les aventures du journaliste Philippe Guérande secondé par Mazamette aux prises avec un gang de bandits nommé les Vampires.

[13Exposition du 19 Novembre 2005 au 14 janvier 2006 aux Laboratoires d’Aubervilliers.

[14Voir Loose Associations de Ryan Gander, 2003, in Trouble. 4, printemps 2004.

[15Voir William Eggleston, The Democratic Forest, Doubleday-Secker & Warburg, New-York-Londres, 1989.

[16Imaginée par le Hongrois Frigyes Karinthy, l’idée des six degrés de séparation remonte à 1929. Reprenant le vocabulaire des six degrés de liberté qu’on rencontre en mécanique, cette idée théorique évoque la possibilité que toute personne sur le globe peut être reliée à quiconque au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons. (Source : Wikipédia).



Aurélien Mole 2006© courtesy Art21