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L’Evénement

Les images comme acteurs de l’histoire.

Jeu de Paume


Partant des recherches menées dans le domaine universitaire, l’exposition présentée actuellement au Jeu de Paume a pour principal mérite de tenter la mise en espace de problématiques relevant de l’histoire culturelle, discipline mal connue et dont peu d’expositions ont jusqu’à présent rendu compte. Pourtant, l’analyse culturaliste accorde aux images une place majeure, sinon déterminante, pour une « histoire sociale des représentations » qui est l’horizon de son champ d’étude tel que l’a défini l’historien Pascal Ory [1]. L’histoire culturelle examine ainsi la circulation des objets représentatifs, notamment les images, dans la sphère publique. En s’appuyant sur la tri-fonctionnalité de la production, de la médiation et de la réception, elle cherche à comprendre les dynamiques sociales qui président à l’ancrage des représentations dans une société donnée.
Témoignant d’un souci similaire, la Maison Européenne de la Photographie accompagne par exemple depuis plusieurs années les expositions qu’elle consacre à des photographes de leurs cartes de presse, maquettes de mise en page et publications, qui servent à éclairer le contexte technique, économique et politique dans lequel sont produites et réceptionnées les images [2]. À ces perspectives monographiques souvent très complètes, comme en témoigne l’exposition récente autour du journal de l’entre-deux-guerres VU [3], les commissaires de « l’Evénement » ont préféré une vision transhistorique autour de la question générale de la construction médiatique d’un événement historique. Ils exposent les supports d’information ayant agi sur la conscience historique d’un événement à travers cinq exemples : la guerre de Crimée, la conquête de l’air à la Belle Epoque, le 11 septembre 2001, les congés payés et la chute du mur de Berlin.
Dans chacune des sections, on retrouve les méthodes de recherche esquissées précédemment, notamment l’échantillonnage des différents médias qui relatent l’événement, avec une mise en valeur de la technique dominante selon l’époque. La guerre de Crimée laisse ainsi une large place à la photographie, technique alors expérimentale, tout en insistant sur les dessins et gravures qui continuent d’être le support majeur de représentation dans la presse du Second Empire. Sur ce modèle, chaque section est articulée autour d’une même structure, qui mêle sources premières de représentation – par exemple des photographies originales-, leur traitement médiatique et une œuvre d’art censée témoigner de l’écho de l’événement dans la sphère esthétique. Tout d’abord, par rapport à cette disposition commune, il manque certainement dans l’exposition une mise en lumière plus conséquente de la question de la réception et de l’impact des événements, bien que ce type de données historiques soient difficilement exposables - à part peut-être dans la partie consacrée au 11 septembre, où l’accumulation des une de journaux américains joue un rôle quasi- statistique. On aimerait ainsi connaître plus précisément les contours du public touché par les événements étudiés – tirages des journaux, environnement social et politique des publications etc.
En ce qui concerne les objets de médiation – journal, salle de cinéma, téléviseur etc - , quant à eux « matière » historique concrète, ils occupent dans les pratiques culturelles et la perception d’un événement une place importante. Si les journaux, notamment des originaux, ont bonne place dans l’exposition, l’information audiovisuelle est traitée en dehors de toute contextualisation du support matériel. Ainsi de l’écran plasma, très différent d’une lucarne de télévision quand il s’agit de visionner les images de la chute du mur de Berlin, et dont l’usage devient comiquement anachronique quand il est utilisé pour montrer un reportage d’actualité cinématographique sur les congés payés dans l’entre-deux-guerres.
La place des œuvres d’art est ici minoritaire, suivant en cela les principes épistémologiques de l’histoire culturelle, qui donne à la diffusion de masse l’avantage sur la production confidentielle des avant-gardes artistiques. Les commissaires traduisent ainsi la primauté qu’accorde le culturaliste à la « représentation-reflet » - la mode, qui serait la représentation hégémonique-, plus directement utile dans la compréhension d’un phénomène collectif que la « représentation-rupture [4] ». Ainsi, on peut regretter que le dispositif dans lequel sont prises les œuvres d’art dans chaque section de l’exposition limite celles-ci à une fonction illustrative. Dans le meilleur des cas, la peinture qui représente un bataillon de la guerre de Crimée vaut comme le témoignage d’un art académique finalement assez en retard sur son époque. Mais, lorsqu’il s’agit de toiles appartenant aux avant-gardes comme le petit tableau de Delaunay dans la section de la conquête de l’air et la peinture de Fernand Léger dans à propos des congés payés, l’œuvre est cantonnée au rôle de caution plastique. « Le progrès passe aussi par les formes ! » semblent ainsi dire ces deux peintures perdues au beau milieu de coupures de journaux dont la mise en page est elle-même un bouleversement de la vision. On aurait donc souhaité voir plus d’œuvres comme les photographies de Uli von der Heidt dont la distance critique constitue un point de vue pertinent sur la chute du mur de Berlin. Malheureusement, l’art privilégié par les commissaires est le plus souvent commémoratif, et dans cette section, les toiles commandées à Matthias Koeppel par le parlement de Berlin renvoient à l’idée de peinture d’histoire dans tout ce qu’elle a d’obsolète. Quant au choix d’une seule image de la série jpeg de Thomas Ruff pour la salle consacrée au 11 septembre 2001, il est symptomatique de l’usage ambigu qui est fait des œuvres d’art dans l’exposition. Si dans chaque section, le tableau ou la « forme-tableau » s’affirme clairement en tant que signe artistique, celui-ci est paradoxalement traité comme un document ce qui réduit singulièrement sa portée. On se souvient que la vidéo Middlemen [5] d’Aernout Mik présentée lors de l’exposition Ce qui arrive [6] à la fondation Cartier frappait surtout par l’impression qu’elle donnait d’avoir anticipé la catastrophe. Située en amont d’un événement scénarisé en fonction de son impact symbolique, elle avait en effet l’avantage de ne pas répéter les images du drame.

Par ailleurs, une démarche historienne peut-elle faire, sans explications dûment circonstanciées, l’économie de toute chronologie, notamment quand la question des progrès de la technique est déterminante pour la compréhension historique des événements étudiés ? A ce titre, est-il justifié que, dans le parcours de l’exposition, la transmission de l’image en temps réel précède les actualités cinématographiques, qu’ainsi le 11 septembre prenne place avant les congés payés, et que par le biais d’un rapprochement pour le moins douteux entre la conquête du ciel et la destruction du World Trade Center, on passe de l’avion comme exploit à l’avion qui explose, avant de revenir à l’image désuète en noir et blanc d’une partie de campagne de l’été 1936 ?
De telles ruptures chronologiques rendent caduque l’unité de l’exposition. C’est surtout la partie intitulée « Eté 1936, premiers congés payés : mythes ou événement » qui fait les frais de ce cloisonnement renforcé par la configuration même de l’espace du jeu de Paume, car la commissaire a singulièrement manqué de place pour argumenter sa thèse. Malgré une méthode de travail cohérente que l’on retrouve d’une section à l’autre, l’absence d’une trame chronologique et le cloisonnement de chaque section font que l’exposition manque de perspective d’ensemble. Choisissant de représenter l’événement comme ce qui « aime à se donner sous l’espèce des archétypes et de la répétition [7] » tout en inventant sans cesse de nouveaux modes de représentation, les commissaires de cette exposition laissent notamment de côté le passage historique de l’événement à l’événementiel.
Entre les drames de la guerre de Crimée (1853-1856) et les attaques du 11 septembre 2001, il y a des différences qui ne résident pas uniquement dans leurs modes de représentation. Si le premier souligne la primauté du fait sur sa représentation et respecte en cela une conception de l’événement positiviste, il n’en va pas de même du second. En effet, lorsque Clément Chéroux souligne que « le projet terroriste reposait sur un redoublement que permettait la gémellité des tours ; il était en somme conçu pour la médiatisation et par la répétition [8] », cela signale quand même que l’organisation du visible a échappé pour part à des médias devenus otages du direct. Cette conception de l’événement comme survenance préméditée aurait donc certainement mérité de conclure l’exposition afin d’ouvrir d’autres pistes de réflexion.

Si l’on peut se réjouir d’une telle tentative de mise en exposition, il reste que la forme éditoriale est un complément indispensable à la mise en perspective de la démonstration historique des commissaires. En cela, nous recommandons vivement la lecture du catalogue, parce qu’il respecte notamment la chronologie, propose un lexique technique et permet aux auteurs de développer plus en avant leurs arguments quant à l’inscription de leur sujet dans la problématique de l’événement.

Garance Chabert & Aurélien Mole

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[1Pascal Ory, « Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? », in Qu’est-ce que la société, Université de tous les savoirs, vol.3, Editions Odile Jacob, p.257.

[2Voir par exemple les expositions de Marc Riboud, René Burri ou Dimtri Baltermants à La MEP à Paris.

[3Regarder Vu, un magazine photographique, à la Mep, du 2 novembre 2006 au 25 février 2007.

[4Voir Pascal Ory, art.et op.cit.

[5Middlemen (2001) est un long plan séquence à l’intérieur d’une Bourse après ce que l’on imagine être un krach financier.

[6Ce qui arrive, 29 Novembre 2002 – 30 Mars 2003 ; Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris.

[7Michel Poivert, « L’événement comme expérience », in cat.expo., p.13.

[8Clément Chéroux, « 11 septembre 2001, l’événement à l’ère de la globalisation », in cat.expo., p.123.



Garance Chabert & Aurélien Mole 2007© courtesy art21