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Espace privé SPIP

Artempo

Séquence 1

Palazzo Fortuny et Palazzo Grassi


En marge de la biennale de Venise, manifestation démocratique de l’art, fondée depuis ses origines sur la représentation géopolitique du concert des nations, deux expositions l’une au Palazzo Fortuny, l’autre au Palazzo Grassi, affirment, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre, deux engagements privés, à partir des collections de deux particuliers, dont l’activité est très intimement liée au marché de l’art. Au Palazzo Grassi, l’homme d’affaires François Pinault présente Séquence 1 , nouvel accrochage de sa collection, mis en œuvre par Alison Gingeras. Au Palazzo Fortnuy le marchand d’art-designer Axel Vervoordt a conçu, en collaboration avec le musée civique de Venise et l’équipe du Kunstpalace de Düsseldorf, une exposition foisonnante titrée « Artempo », qui rassemble une partie de sa collection, complétée par de nombreuses œuvres empruntées. Deux visions de l’exposition, et partant de l’œuvre d’art, s’expriment et semblent se confronter : l’exposition du Palazzo Grassi favorise l’expérience artistique comme rencontre singulière avec l’œuvre, tandis que celle du Palazzo Fortuny envisage chaque œuvre ou objet présenté en relation avec les autres et en fonction de son inscription dans le contexte architectural et scénographique qui l’accueille.

Artempo s’inscrit dans la tradition du cabinet de curiosités, où les œuvres, par des rapprochements insolites, s’essaient à des coïncidences intempestives. L’exposition propose de s’absorber dans un univers immanent, où s’exprime la passion antiquaire, et où l’association des objets a pour idéal de révéler le mystère et la profondeur du temps imprimant sa marque sur l’œuvre d’art. On y reconnaît la patte de Jean Hubert Martin (commissaire associé), pourfendeur des définitions frileuses et trop établies de l’art, réputé pour son goût des mésalliances entre objets d’époques, de provenance et de statuts différents, et qui s’était déjà essayé à ce type d’exercice au château d’Oiron, un lieu tout aussi chargé d’âme que le Palazzo Fortuny. La grande qualité de la mise en espace repose en partie sur une scénographie qui joue le dévoilement inattendu des œuvres. Ainsi, au rez-de-chaussée, le dispositif de projection d’une vidéo contemplative de Kimsooja masque la sculpture spéculaire et monumentale d’Anish Kapoor, qu’on découvre brusquement, comme un trésor dans une grotte. Cet effet de surprise est à son comble lorsqu’à l’étage médian, on pénètre, sans s’y attendre, dans une vaste salle coupée de la lumière du jour où sont rassemblés des centaines d’objets. Dans la vitrine, univers miniature, la merveille naturelle côtoie la mystification sur l’étagère, comme un buste cycladique près d’une ..., et les rapprochements se font fantasmatiques, telle cette Eve nue en bois fin posée près d’un phallus en pierre grise, dressé à la même hauteur qu’elle. Dans la pièce, attrapant un angle ou un point de vue, la fine dentelure d’une oreille d’éléphant s’associe aux fissures d’une toile de Fontana, la projection signée Lavier d’un Rothko sur une tenture gondolée fait écho aux motifs ornementaux d’une sculpture papoue de Nouvelle-Guinée ? Pour se repérer dans ce fourmillement de recoins et d’interstices qui abritent des objets de petite taille, des cartels en forme de points de vue sepias sur l’exposition sont posés négligemment sur une table basse. Mais l’attention sans cesse sollicitée par la beauté bizarre de chaque chose, favorise de fortes relations de proximité entre les œuvres plutôt qu’une appréhension d’ensemble de l’espace.

Au dernier étage, le jour revient. Les correspondances minérales s’entrecroisent, avec un sac translucide pendu d’eau de Sadamasa Motonaga qui surplombe une opaque et massive sculpture de Peter Buggenhout constituée de déchets, de sang et de poils de chevaux.

A tous les étages, des corps mutilés et dépecés, hybrides d’animaux (Jan Fabre) ou silencieuses victimes (Alighero Bœtti, Thomas Schütte) se répercutent dans la matière inerte taillée au scalpel, l’art de la déchirure (Lucio Fontana, Saburo Murakami) et du support tailladé (Shozo Shimamoto). A l’émiettement des corps et à l’effacement des visages répondent des œuvres touchant l’infini ; le regard se perd dans la profondeur d’un tableau rose de James Turell et de champs d’étoiles photographiés par Thomas Ruff et se pose sur un bouddha du XIII e siècle entouré de monochromes de Roman Opalka dont la voix flottant dans la pièce récite un décompte sans fin.

Au Palazzo Grassi, en revanche, le bâtiment a disparu derrière le white cube. L’accrochage est aseptisé, suggérant la volonté d’un contexte neutre, qui contraste fortement avec le Palazzo Fortuny, où la mise en œuvre est volontairement baroque. Monumentales, les œuvres de Franz West, Urs Fischer, Louise Lawler, Anselm Reyle et bien d’autres trônent dans des salles monographiques et spacieuses. François Pinault surjoue tellement la muséification de sa collection qu’elle prend une allure historique. A l’opposé du jeu à travers le temps que propose Artempo , Sequence 1 fige des œuvres sans patine dans les apparats de l’éternité. Car de quelle histoire s’agit-il ? Ni thématique, ni formel, ni in situ , ni auteurial, le parcours du Palazzo Grassi crée des ilôts, célébrant l’autonomie formelle de l’œuvre dans un contexte de création qui souvent la combat. Si des œuvres comme ?. s’épanouissent ainsi, que dire par exemple de la décontextualisation politique complète des pièces de l’artiste afro-américain David Hammons, pétrifiées dans une béate harmonie formelle ? Si la qualité des œuvres est incontestable, l’ostentation avec laquelle elles sont montrées est souvent contre-productive. Tel serait le paradoxe, ou la revanche du pauvre (ou la rançon de la gloire), que la valeur marchande des œuvres soit souvent proportionnelle à leur désincarnation dans ce temple du marché de l’art, où l’on aimerait tellement, pour donner un sens à l’accrochage, que les cartels indiquent le prix d’achat des œuvres.

La visite des deux expositions dans une même journée est une expérience radicale. À la monumentalité d’œuvres actuellement incontournables répond le rassemblement d’objets et de pièces dont l’échelle incite à la proximité. En somme, à l’air du temps répond l’ Artempo.

Garance Chabert et Aurélien Mole



Garance Chabert & Aurélien Mole 2007© courtesy Art21